La pieuvre

Non, ce n’est pas le titre du dernier film de Spielberg; c’est ma conception des troubles myofonctionnels orofaciaux. Ce midi, j’ai été interviewée par Véronique Boivin de l’Ordre des orthophonistes et audiologistes du Québec dans le cadre des rendez-vous innovation de l’OOAQ. Quand on a mis ça à l’horaire, le 4 décembre me paraissait loin comme une ligne d’horizon qu’on doute croiser un jour. Mais non, ce point dans le temps c’est matérialisé et concrétisé. J’étais nerveuse. Ce n’est pas évident d’être la première à faire quelque chose, ou de faire quelque chose différemment. On se sent exposé, vulnérable.

Pour écouter l’entrevue suivez ce lien vers Socrate (pour orthophonistes et audiologistes seulement). Autrement, lisez ce qui suit, ça vous donnera les grandes lignes.

Fait cocasse, il a fallu que l’Ordre augmente son forfait Zoom pour permettre à tous ceux qui le souhaitaient d’être présents aujourd’hui. Voilà qui fait sourire!

Comment tu t’es intéressée à ce domaine de pratique?

J’ai appris à rééduquer les troubles obstructifs du sommeil pour mon mari. Très absorbée par mes études, j’étais soit physiquement ou mentalement absente durant la maîtrise. Je n’ai donc pas vu sa santé se détériorer. Un jour où j’étais à la maison durant la deuxième année, notre regard s’est croisé alors que je me brossais les dents et qu’il était assis au salon. Il m’a dit: Marie, j’arrive pas à me lever, je sens plus mes jambes. Mes bras picotent aussi. Je sens plus mes mains. Puis, à bout de forces mentales pour combattre la perspective de ce que ces révélations laissaient paraître, il s’est mis à pleurer. Comme beaucoup d’hommes, il ne pleure pas facilement. Juste ça, c’était en soi un événement. Mais j’étais alarmée par les phrases qu’il avait prononcées juste avant. Il ne sentait plus ses bras ni ses jambes. Il ne pouvait plus se lever. Il avait 36 ans. Moi 30. Ce n’est pas l’image du futur que je me faisais avec lui. Celle de moi qui pousse un fauteuil roulant. À ce moment, on ne savait rien de sa condition alors nos esprits inquiets ont comblé les trous laissés par l’ignorance avec de la spéculation.

L’AOS n’était pas connue comme auj., même si c’est encore largement sous-diagnostiqué, on en parle davantage. Il a passé des tests. Il n’avait plus de système immunitaire. Le médecin a mentionné le SIDA en voyant ses résultats sanguins. C’est à ce point-là qu’il n’avait plus de système immunitaire. La fatigue extrême, la neuropathie sensorielle (perte de sensation des extrémités), le muguet sur la langue étaient les symptômes d’une AOS sévère. J’ai voulu l’aider. On venait juste de m’apprendre les fonctions de ces muscles-là durant mes études. J’ai eu l’impression qu’on n’avait rien à perdre, lui comme moi. J’ai fait ce qu’on m’avait enseigné, je suis allée sur PubMed chercher des réponses. J’ai fait quelques tentatives d’exercices sur lui et on a été surpris de constater qu’il ronflait moins fort après quelques pratiques. Ça m’a motivé. J’ai lu tout ce qui avait été publié sur le sujet dans le monde. Ce n’est pas une exagération. J’ai lu pendant des années, presqu’à tous les jours. Puis, au tournant de la 8e année de lecture, mon cerveau s’est mis à tout mettre en lien. Je ne lisais plus pour apprendre, mais pour confirmer des hypothèses, pour peaufiner ma compréhension.

Je l’ignorais alors, mais mon mari m’étais destiné parce que je suis assez intense pour faire de sa condition une obsession et changer la prise en charge des troubles obstructifs du sommeil au Qc par la même occasion.

Ça m’a pris du temps avant de tirer de mes lectures que les apnéiques avaient un trouble myofonctionnel orofacial (TMO); déjà une spécialité en orthophonie, juste pas associée aux troubles obstructifs du sommeil avant moi. Il m’a fallu lire entre les lignes. Je me disais: Ah, tiens, les chercheurs focussent bcp sur le génioglosse, ah, les sujets sont principalement  des ventilateurs buccaux. J’ai fini par me dire que c’était particulier que tous les participants aux études sur l’apnée obstructive du sommeil aient un TMO, puis ça s’est mis en place, ça a cliqué. Ce n’est pas une coïncidence.

En orthophonie, les TOMs ne sont pas une innovation en soi. Ça fait longtemps qu’on en parle et que les orthophonistes les traitent. Qu’est-ce qui est innovant dans ta façon de les conceptualiser?

À mon sens, notre conception des TMO est limitée. On corrige le sigmatisme, la déglutition infantile, mais on ne connecte pas les points entre toutes les fonctions. C’est comme ces coloriages pour enfants avec des points numérotés à relier ensemble. L’enfant fait de l’asthme, ses rhumes virent souvent en toux chronique, en bronchite, il a fait des otites à répétition, présente des difficultés langagières, parle sur le bout de la langue, est difficile à table, fait pipi au lit, faisait bcp de reflux bébé… tout ça, c’est le TMO qui s’exprime.

Je déplore aussi qu’on ne s’en occupe qu’à partir de 8 ans. Il y a tant à faire à 3-4 ans!

Si on relie tous les points et qu’on les ordonne comme des dominos. On peut agir sur les fonctions tôt dans le développement! Les suivis sont rapides, efficaces et définitifs.

 

Quand nous nous sommes rencontrées, tu nous as parlé de l’image d’une pieuvre pour conceptualiser les liens entre les TOMS et les autres difficultés rencontrées dans la communication et l’audition. Peux-tu la présenter?

Les tentacules: audition, langage, parole, dysphagie, voix, sommeil, myofonctionnel (au sens classique), maladies neurodégénératives.

Les gens qui ronflent ont tous un TMO. Ceux qui ont un TMO font souvent de l’asthme. Les enfants qui ronflent ont généralement le dx ou les traits d’un TDAH, les personnes sur le spectre de l’autisme, ont une architecture de sommeil différente et ça joue sur leur compréhension des signes non-verbaux et sociaux, sur le développement de leur pragmatique.

Il y a plus d’usure vocale, extinctions de voix chez ceux qui ont un TMO. Il y a plus de TMO chez les enfants avec trouble d’apprentissage que dans la population générale, les ronfleurs s’étouffent plus souvent, ont plus d’aspiration laryngée, plus de stases, plus de dysphagie. Le ronflement exacerbe le bégaiement. Il y davantage d’apraxie chez les apnéiques. Ceux qui font des otites à répétition et qu’on voit pour difficultés langagières en bas âge ont généralement un TMO parce que la mauvaise aération de l’oreille moyenne provient généralement d’une dysfonction!

Une fois qu’on sait ça, est-ce qu’on peut vraiment dire que langage, voix, dysphagie et parole sont des entités distinctes? Je ne crois pas. Je crois qu’on les conceptualise distinctes parce qu’on ne voit pas qu’elles sont liées. Quand j’ai cherché à conceptualiser ma compréhension du TMO, je suis arrivée avec une image forte. Celle d’une pieuvre. Chaque tentacule est une spécialité en orthophonie. Le TMO dans toute sa splendeur, c’est s’intéresser à l’ensemble de l’animal.

On me dit parfois que les troubles myofonctionnels c’est plate. Je dirais qu’il n’y a rien de plus complexe et fascinant que le TMO à travers les âges. C’est une condition qui évolue, mue et se métamorphose. Entre mon Baccalauréat en psychologie et ma maîtrise en orthophonie, j’ai travaillé pendant 7 ans. Principalement en ressources humaines, mais aussi quelques années en intervention auprès de clientèles vulnérables. À chaque nouvel emploi, je croyais avoir trouvé. Puis quelques jours-semaines-mois passaient, selon la complexité dudit emploi, et c’était rendu trop facile. Mon intellect n’était plus assez nourri, je m’ennuyais. Même dans des postes de direction; j’ai été brièvement directrice des ressources humaines dans une firme d’ingénierie conseil. Brièvement parce que j’ai engagé ma remplaçante et je suis partie.

L’orthophonie en soi m’offre la possibilité de me réinventer 100 fois. C’est une profession vaste et merveilleuse. Ce que j’étais loin de comprendre quand j’ai commencé, c’est que les TMO seraient ce défi intellectuel à la complexité sans fin ni mesure qui consumerait mon esprit et me donnerait enfin l’envie de rester où je suis. Durant mon parcours professionnel, j’ai toujours eu soif de plus. Je n’ai plus soif et c’est un sentiment merveilleux.

Les orthophonistes sont spécialisés dans l’évaluation et la rééducation des difficultés de parole et de langage. Qu’est-ce que tes lectures ont apporté de plus pour nous aider?

La littérature démontre que les enfants qui respirent par la bouche performent moins à l’école, ceux qui ronflent sont plus souvent diagnostiqués avec un TDAH, la dyslexie et la dyscalculie a été reliée au trouble myofonctionnel, les troubles d’apprentissage, des performances scolaires plus faibles.

C’est des trouvailles sporadiques, ça manque de spécificité pour l’instant. Par exemple, les chercheurs étudiaient autre chose et ont remarqué que ces enfants avaient de moins bons résultats scolaires. Il faudrait que des recherches soient menées dans l’autre sens.

Par exemple, parmi les enfants avec trouble développemental du langage, combien ronflent? Combien ventilent par la bouche, ont des malocclusions dentaires?

Parmi les enfants sur le spectre de l’autisme, combien dorment mal, mastiquent peu? Sachant que cette clientèle présente une architecture de sommeil différente et que moins de REM sleep impacte la pragmatique (spécifiquement la menace perçue et la reconnaissance des émotions sur le visage de l’autre), quel impact une rééducation myofonctionnelle aurait-elle sur le développement de leur pragmatique?

Tu as eu une belle visibilité dans les médias par rapport à ton offre de services pour cette clientèle. Quels sont les défis auxquels tu fais face dans le développement de cette pratique?

J’ai besoin d’aide. Je souhaite que le public sache que cette rééducation existe, qu’on peut faire plus collectivement que ce qui est fait actuellement. Surtout considérant la très faible compliance à l’appareil à pression continue (CPAP), je crois qu’il y a place pour la thérapie myofonctionnelle. Mais plus mon message passe, plus ma liste d’attente s’allonge. C’est impressionnant la vitesse à laquelle ça s’allonge. Je souhaite former et soutenir le développement de cette pratique.

Le modèle qui m’intéresse est le suivant: l’accréditation. Une orthophoniste suit mes formations, reçois du coaching/mentorat pour ses cas, démontre sa compétence dans cette rééducation et reçois des références de ma part une fois que c’est fait. Les gens qui attendent sur ma liste depuis des mois ne veulent pas que je réfère à quelqu’un qui commence et en est à ses premières armes. Cela dit, si je peux m’assurer de la compétence et de la croissance de cette compétence, je pourrai référer avec confiance et profiter d’un allègement de ma liste d’attente. Comme les gens me contactent de partout au Qc., je pourrais avoir des orthophonistes accrédités à Montréal, à Rivière du loup, à La Tuque, tout en m’assurant que la rééducation est efficace pour ces clients comme pour ceux qui me consultent directement. Si intérêt, m’écrire un courriel à info@monorthophoniste.com. Si vous lisez ceci de France ou de Belgique, on me contacte régulièrement pour référer là-bas. Le même principe s’applique, sauf que vous gagnez grâce au taux de change.

En conclusion, pourquoi c’est important de connaitre la pieuvre?

Parce que toutes les orthophonistes. TOUTES. Ont des clients qui en ont besoin. Il faut que les orthophonistes sachent pour dépister sensiblement et précocement afin de référer vers d’autres orthophonistes qui pourront le travailler si elles ne souhaitent pas bâtir cette compétence. Mais plus devraient bâtir cette compétence. Celles qui font du TMO le savent, il ne suffit pas de faire du TMO pour connaître tous ces liens. C’est là que mon expertise est recherchée: conférences, formations, coaching/mentorat.

Si je ne développe pas vraiment cette « spécialité », qu’est-ce que je peux quand même faire pour en tenir compte? Je vais aller chercher l’information pour soulever quels drapeaux rouges?

Rencontre d’anamnèse étoffée, référence tôt. Je traite mes petits patients de qqs mois, je n’attends pas qu’ils aient un certain nombre d’années. On peut agir en prévention et intervenir en amont, réduire l’impact de ce qui se dessine à l’horizon.

 

Qu’est-ce qui est important à retenir?

L’orthophonie est méconnue, même de ses professionnels et encore plus des autres spécialités du domaine de la santé. C’est à nous de mettre en lumière tout ce qu’on peut faire. À garder en tête: rigueur-rigueur-rigueur. On n’aura pas une deuxième chance de faire bonne impression dans un domaine de pratique novateur. Mais on a une opportunité à saisir ici, sinon pour l’avenir de notre profession, pour celui de nos petits et grands clients.

 

Si je souhaite développer une expertise sur cette pratique qu’est-ce que je peux faire?

J’offre de la formation sur le sujet. Coaching individuel, de groupe, formations asynchrones, livres pour guider la pratique rééducationnelle et l’évaluation, tous disponibles onglet Boutique. Je publie bcp sur le sujet, j’ai un Blogue avec une centaine d’articles sur le sujet, une infolettre pleine d’astuces et de mots d’esprits.

Aussi, j’ai préparé un petit document pour celles qui aimeraient aller lire. Avec les références centrales.

Voilà! Encore une fois, merci de me lire. J’ai l’impression d’avoir fait honneur à ma mission aujourd’hui. Je suis montée sur un toit virtuel crier au monde que les troubles myofonctionnels sont plus centraux qu’estimés et que l’orthophoniste peut aider là où on ne le soupçonne pas.

Marie-Emmanuelle Marchand, M., Sc., Orthophoniste

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